CLÔTURE DE LAURE DE LA RAUDIÈRE

Mesdames et Messieurs,

Il me revient la difficile tâche de conclure cette matinée passionnante sur le sujet de la souveraineté numérique.

Comme certains ici le savent, je suis fascinée par la diffusion du savoir que permet Internet et la puissance, la rapidité, la violence des changements que tout ceci engendre.

400 ans, c’est le temps requis par le livre pour atteindre le nombre clé de 50 millions d’utilisateurs. La radio, elle, a mis 38 ans, la télévision, 13, l’internet, 5, Facebook, seulement 2 années.

Le constat est éloquent. Impossible, aujourd’hui, d’appréhender l’évolution du progrès sur une base cyclique. Impossible, aujourd’hui, de prédire ce que sera le produit de cette nouvelle dynamique. Impossible aussi pour la réflexion philosophique, sociologique et politique d’appréhender – avec recul – ce que sera la société du XXIème siècle.

Autant l’avouer, – et vous le savez – les acteurs du paysage politique sont déboussolés et n’arrivent plus, ni à identifier les véritables enjeux, ni à proposer les mesures qui feront que notre pays pourra continuer de prétendre à l’indépendance et à la prospérité dans un monde, où toutes les cartes sont rebattues.

Des téléviseurs Samsung connectés qui enregistreront, une fois allumés, l’ensemble de vos conversations avant de les envoyer à une tierce entreprise ; des entreprises américaines du type Google ou Facebook qui en connaissent plus sur nos goûts et comportements que nos proches ; un « Cloud » empli de failles permettant à des hackers mal intentionnés de diffuser des clichés privés ; des réseaux sociaux utiles pour retrouver des amis de longue date, mais utiles aussi aux terroristes pour véhiculer le message de destruction de notre civilisation, sont autant de petits exemples concrets, signes de grands bouleversements par la remise en cause des valeurs de propriétés, de vie privée ou de libertés individuelles.

Les opportunités sont incroyables en termes de services à la population, en termes de croissance économique ou d’accès à l’information et à la connaissance, mais le numérique porte aussi en lui des risques liés à toute invention universelle.

Je ne suis pas prête, et vous non plus sans doute, à renier l’ensemble de mes libertés individuelles et de ma vie privée au nom d’une société hyper-sécuritaire ou au nom d’offre marketing absolument et parfaitement ciblé. Je ne pense pas que le transhumanisme, où la machine programmée – et automatique et froide dans ses choix – puisse remplacer la subjectivité et parfois la faiblesse des individus, soit le monde dans lequel j’ai envie que mes enfants vivent.

Ce sont des questions de civilisation. Et je refuse que les réponses soient apportées exclusivement par les Américains ou les Chinois.

Réveillons-nous ! Sommes-nous si naïfs en France ou en Europe ?

Notre souveraineté en tant que Nation est, chaque jour, davantage soumise au développement croissant de nouveaux impérialismes économiques tels que ceux des GAFAM : Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft qui n’hésitent pas à s’exonérer des règles et des normes en vigueur dans les différents pays. Ils bénéficient depuis toujours du soutien de l’Etat américain, soutien réaffirmé récemment par le président Barack Obama : « Nous possédons l’Internet. Nous l’avons créé, développé et perfectionné à un niveau qui fait qu’ils – les pays Européens – ne peuvent pas nous concurrencer ».

C’est là aussi éloquent : ce n’est pas en acceptant en 2013 à l’Elysée un chèque de 60 millions d’euros pour les éditeurs de presse de la part de Google ou plus récemment à Matignon un chèque de 200 millions d’euros pour les start-up françaises de la part de CISCO, que nous assurerons notre souveraineté.

Il est vraiment temps de nous réveiller !

Avec Corinne Erhel, député des Côtes d’Armor, et co-présidente de ses assises, co-rapporteur de la mission d’information sur le développement de l’économie numérique, nous croyons que nous devons livrer bataille dans un esprit de conquête, au niveau européen, pour défendre notre modèle fondé sur les valeurs partagées de respect des libertés individuelles.

C’est aussi dans cet esprit que le groupe de travail de la Fondation Concorde que j’ai l’honneur de présider a conduit ses travaux sur la souveraineté numérique et va émettre dans quelques semaines, quelques propositions pour nourrir le débat. Je vais en reprendre certaines.

D’abord : Il faut avoir l’ambition de faire de la France un territoire d’excellence en matière de stockage, de traitement et de régulation des données, un territoire de confiance pour les citoyens et les acteurs économiques.

Depuis l’Affaires Snowden, les enjeux de la souveraineté numérique commencent juste à entrer dans le débat public. Nous en sommes à la 2ème édition des Assises de la souveraineté numérique et j’en profite pour saluer la création de l’Institut de la Souveraineté Numérique.

L’Etat se doit dorénavant d’agir comme le garant de la protection de nos souverainetés individuelles et collectives, notamment face aux nouvelles intermédiations opérées par des plateformes tentées par l’exercice de nouvelles formes d’impérialisme. Nous ne sommes qu’au début de la révolution numérique. L’Internet des objets nous fait rentrer dans une nouvelle ère. La guerre pour l’accès aux données et aussi pour la protection de nos données personnelles ne fait que commencer !

En facilitant le développement d’un modèle assurant, aux citoyens, la protection de leur données, la France a la possibilité de devenir un eldorado numérique mais aussi et surtout un modèle international engageant une véritable redéfinition de l’activité en ligne aujourd’hui soumise, en majeure partie, au bon vouloir d’une législation américaine particulièrement conciliante avec la vente industrielle de ces parcelles personnelles… Ce doit être la base du développement industriel de la France.

Les politiques doivent voir, dans ce contexte, une occasion historique de restaurer un dialogue et la confiance avec les citoyens. Et éviter tout discours de protectionnisme et de repli sur soi, suicidaire pour l’avenir de la France. Nous devons le faire dans un esprit de conquête !

Nous devons inciter le développement en France et réguler (donc normer) au niveau européen. Prenons le leadership en France, d’une action commune avec nos alliés allemands, si sensibilisés dans leur histoire récente, à la liberté qu’est le respect de la vie privée. Sur ces bases, construisons un modèle européen fondé sur ces valeurs, cette éthique, partagée. Portons ensemble cette nouvelle ambition pour l’Europe, à l’ère du numérique.

J’ai bien conscience en vous exposant cette proposition que le projet de loi sur le renseignement, actuellement en discussion, n’est pas du tout de nature à faciliter cette ambition de Cloud Français, devant donner la tonalité de la norme européenne en la matière. Bien au contraire.

Les débats ne sont pas terminés, la Commission de contrôle, la CNCTR, peut jouer un rôle important pour assurer un juste équilibre entre la protection des libertés individuelles et la nécessité indiscutable d’assurer la sécurité de nos concitoyens dans cette période où les risques de terrorisme sont les plus intenses depuis de nombreuses années. Mais mes craintes sont aujourd’hui fortes que les habilitations données aux services de renseignement par le projet de loi n’induisent la possibilité d’une surveillance très large. Cette potentialité même si elle n’est pas voulu aujourd’hui, sera, bien évidemment, de nature à freiner la confiance que pourront avoir les citoyens et les acteurs économique dans la France numérique, dans la French Tech.

Ensuite, la deuxième proposition que je souhaite mettre en avant est qu’il faut que l’Etat français s’assure de la souveraineté de nos compétences

En France, nous disposons de compétences de haut niveau (ingénieurs, développeurs, architectes, …) capables de créer les algorithmes et les applications constituant de réelles innovations de rupture, celles qui pourront « renverser la table » comme l’on fait les créateurs des grandes plateformes collaboratives. En revanche, et en dehors de quelques notables exceptions comme Criteo ou Withings ou plus récemment Blablacar, les petites équipes à l’origine de ces innovations ne trouvent pas, dans notre pays, un terreau favorable à leur croissance et à une prise de position décisive sur des marchés mondiaux.

Le choix des Etats-Unis pour l’émigration de nos champions en herbe n’est ainsi pas exclusivement lié aux difficultés rencontrées par les entrepreneurs français –réglementation sociale et fiscale lourde et handicapante – mais aussi par l’attractivité d’un marché intérieur américain homogène et gigantesque et des partenariats potentiels à la hauteur de leurs ambitions. Pour reprendre les propos d’un dirigeant d’une start-up française en partance pour la Silicon Valley : « On y va, parce que c’est là-bas que ça se passe ! ».

La rétention de ces talents sur nos territoires nécessite donc de leur offrir un terrain de jeu à la fois augmenté et stimulant. Le marché européen grâce à sa taille, son dynamisme et le fort pouvoir d’achat de sa population, offrent des perspectives de développement capables de constituer un levier vers la conquête de marchés mondiaux.

Cela passe bien sûr par la pédagogie des acteurs politiques : nous devons réfléchir autrement et veiller à ne pas vouloir coute que coute maintenir à coup de milliards de dépenses publiques des systèmes obsolètes, mais plutôt concentrer nos efforts financiers dans la création d’un cadre favorable et souple permettant aux sociétés à forte croissance, exportatrices (ou qui ont le potentiel de le devenir), de trouver en France la situation la plus favorable, à tous les stades de leur développement.

Cela passe par une augmentation des investissements de l’Etat dans des solutions innovantes françaises. Telles sont les raisons pour lesquelles il est urgent de mettre en place un « small business act » pour les PME du numérique  : éditeurs de logiciel, services en ligne, industriels du numérique. Cette initiative, si elle était étendue à l’Allemagne pourrait créer une nouvelle dynamique tout en évitant les délais d’une mise en œuvre européenne.

L’assouplissement de réglementation des marchés publics le permet désormais : il reste à moderniser les stratégies d’achat de l’Etat et à changer les pratiques culturelles des acteurs publics.

L’Etat français, favorisera non seulement sa modernisation mais également le dynamisme et les performances de nos jeunes pousses innovantes et pourra parer à la conjoncture actuelle poussant 70% des jeunes formés en matière de numérique à imaginer construire leur carrière à l’étranger. Toutes ces propositions peu couteuses auront de grands effets sur le développement de l’économie nouvelle.

Dernière proposition pour assurer la souveraineté numérique : nous devons définir les axiomes d’une concurrence loyale et légale.

Au-delà de la seule optimisation de la réglementation applicable, la violation de la loi dans le secteur du numérique par des acteurs transnationaux est devenue fréquente et crée des situations nouvelles de distorsion de concurrence. Elle doit absolument cesser de constituer un avantage compétitif. A titre d’exemple, l’entreprise européenne Coyote qui propose un service collaboratif d’avertissement de la localisation de zones dangereuses, est contraint de respecter des normes françaises et européennes strictes qui interdisent notamment la localisation précise des radars. Lorsque l’entreprise israélienne Waze, filiale de Google, fait son entrée sur le marché mondial, elle propose la signalisation des radars malgré l’interdiction. Coyote dépose plainte en décembre 2013 pour concurrence déloyale, mais l’application de normes juridiques françaises à une société multinationale s’avère très compliquée. Ainsi, non seulement l’entreprise a dû s’adapter à cette nouvelle concurrence, mais elle a subi, du fait de son action en justice, un important préjudice de réputation, les médias de l’information digitale étant très vindicatifs dans leur traitement de cette affaire.

Nous sommes dans une guerre économique mondiale, avec des entreprises étrangères, aujourd’hui mieux armées que nous. Elles utilisent toutes les failles de notre réglementation pour se développer très rapidement, et prendre des places dominantes sur des marchés mondiaux. Que ce soit en matière de fiscalité ou de législation sur la protection des données personnelles ou de réglementation sectorielle, force est de constater le talent des entreprises du numériques pour tirer parti -de façon habile et souvent déloyale- du fait qu’Internet est un réseau mondial et que par nature la localisation de telle ou telle activité peut se placer facilement sur la terre d’accueil la plus favorable.

A l’ère de l’Internet, nous devons défendre, sans protectionnisme, mais avec lucidité, l’application des lois dans les pays de consommation, au risque de voir à la fois notre richesse et nos libertés individuelles disparaître.

Il est donc urgent de porter le débat politique au plus haut niveau, celui des chefs d’Etat européens, sur ces enjeux numérique tant pour la souveraineté politique de nos états que pour nos économies.