Souveraineté numérique européenne : quelle stratégie pour une reconquête ?
Par ses conséquences sur nos approvisionnements et notre économie, la crise Covid a brutalement mis en lumière les insuffisances de notre appareil industriel et notre dépendance à des pays tiers. Ainsi, le concept de souveraineté, jusqu’alors ignoré du grand public, est devenu une réalité tangible pour tous les citoyens français et un enjeu majeur pour notre pays. Cette crise a aussi souligné l’ampleur de notre dépendance vis-à-vis de grands acteurs du numérique, qu’ils soient américains ou chinois, et mis en relief les risques liés aux revirements stratégiques ou politiques de ces entreprises. En effet, et jusqu’à présent, ni la France, ni l’Union Européenne n’avaient mis en œuvre une véritable stratégie industrielle dans le domaine des technologies numériques, se contentant d’encourager le développement de services en périphérie des grands écosystèmes du net. Ainsi, les GAFAM et autres NATU américains ou encore les BATX chinois captent désormais l’essentiel de la valeur liée aux transformations numériques de nos économies quand ils ne portent pas atteinte au fonctionnement même de nos démocraties !
Face à la puissance sans équivalent de ces empires technologiques, la réponse à cette vassalisation ne peut, de toute évidence, s’organiser qu’à l’échelle européenne. C’est ainsi qu’avec l’ambition d’imposer un modèle porteur de ses valeurs, l’Europe s’est engagée dans la création d’un cadre de régulation qui s’est récemment incarné dans 4 projets de règlements : Digital Services Act, Digital Market Act, Data Governance Act et Artificial Intelligence Act. Mais ces textes devront aussi s’articuler dans le même temps avec une stratégie industrielle pour développer une « 3ème voie européenne ». Ce que le président du Conseil européen, Charles Michel, décrit comme « Un modèle attractif centré sur l’humain, entre le modèle américain « business avant tout » et l’autoritarisme de l’État chinois (…), une « voie européenne » qui pourrait établir des normes mondiales dans la révolution numérique. »
Ce projet européen s’inscrit en opposition aux modèles économiques des géants du numérique qui sont basés sur l’extraction et la marchandisation des données personnelles. Ces modèles de « micro-profilage » sont en effet confrontés à de nombreux scandales technologiques et politiques et leur pérennité est de plus en plus incertaine face au durcissement des actions antitrust européennes, mais aussi américaines, russes ou même chinoises…
Mais la reconquête européenne ne pourra se situer sur le seul terrain du droit. Elle devra s’appuyer sur une stratégie industrielle offensive dans des domaines technologiques comme l’intelligence artificielle, le cloud computing ou les nouvelles générations d’objets connectés afin que soient développés en Europe les services liés à la santé et aux villes connectées, à la maîtrise de l’énergie ou encore aux transports. Il conviendra aussi d’aider à rebâtir une filière européenne pour les semi-conducteurs. En effet, ces technologies sont désormais cruciales pour la quasi-totalité des filières industrielles et des difficultés d’approvisionnement sur ces composants peuvent déjà mettre à l’arrêt nos industries stratégiques comme l’automobile. Les tensions sur les approvisionnements en microprocesseurs s’inscrivent aussi dans un contexte de tension sino-américaine inédite. Les responsables du Pentagone envisagent ainsi avec inquiétude l’invasion de Taïwan par la Chine dans les toutes prochaines années. La Chine disposerait alors avec TSMC de la principale usine de production des processeurs de dernière génération…
Notre dépendance industrielle apparaît aussi comme la conséquence de plusieurs décennies de politiques de désindustrialisation qui visaient à « faire de la France un grand pays des services » ! Notre décrochage est tel qu’il est devenu illusoire de tenter de reproduire des technologies déjà établies. Pour échapper à cette « tenaille sino-américaine », nous n’aurons d’autres armes celle d’une politique industrielle à la hauteur des enjeux pour aider nos entreprises à développer les prochaines générations de technologies. L’effort que nous autres Européens, sommes en train de développer pour contrer l’hégémonie des grandes plateformes, devra aussi être mis en œuvre pour développer en Europe les technologies aux plus fortes valeurs ajoutées scientifiques, économiques et industrielles. Ce n’est qu’à ce prix que nous pourrons envisager une véritable et durable reconquête de notre souveraineté !
Bernard BENHAMOU
Secrétaire général de l’ISN
Jacques MARCEAU
Administrateur de la Fondation Concorde, fondateur des Assises de la Souveraineté Numérique